Journée des droits des femmes autochtones - Rencontre avec Saríah Acevedo, coordinatrice du projet Droits et justice pour les femmes et les filles autochtones au Guatemala (DEMUJERES)  

Nouvelle | Publié: 04 septembre 2021

Rencontre avec Saríah Acevedo, coordinatrice du projet Droits et justice pour les femmes et les filles autochtones au Guatemala (DEMUJERES)  

Marquée au plus profond de son histoire personnelle par les violences du conflit armé qui a déchiré son pays entre 1960 et 1996, cette sociologue, travailleuse sociale et chercheuse maya a rejoint le CECI voilà trois ans.

Militante infatigable des droits des femmes autochtones, elle a collaboré avec de nombreuses organisations, mais aussi avec des institutions publiques, notamment aux côtés d'Otilia Lux de Cotí, première ministre autochtone d'un gouvernement guatémaltèque, ainsi qu’au Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme au Guatemala. 

À l'occasion de la Journée internationale de la femme autochtone, célébrée le 5 septembre, Saríah Acevedo nous parle de son cheminement personnel, nous livre ses réflexions sur la réalité de la situation des femmes autochtones et évoque son engagement dans le projet DEMUJERES, unique à bien des égards.

 

Vous êtes née il y a 48 ans à Mixco, une ville toute proche de la capitale du Guatemala. Vous y vivez à nouveau, depuis plusieurs années maintenant. Mais dans l’entre-deux, vous avez connu une vie de violences et d'exil. Pouvez-vous nous en expliquer le contexte?

Je suis fille de migrants. Mes parents vivaient dans l'est du pays, et étaient impliqués dans les mouvements politiques de démocratisation. Dans le contexte du conflit armé interne, ils ont subi des menaces et, afin d'échapper à la violence politique, ils sont venus ici dans les années 1970. Lorsque le conflit s'est généralisé, la violence s’est répandue partout au Guatemala, et mon père, qui appartenait au parti social-démocrate, a été assassiné.

Nous avons dû émigrer durant plusieurs années, dans différentes régions du pays, et lorsque ma mère a estimé que la violence était trop forte et le risque trop grand, nous avons quitté le Guatemala pour vivre au Mexique, au Costa Rica puis au Honduras. J'avais 8 ans quand j'ai quitté Mixco. J’y suis revenue à 29 ans.

J'ai donc grandi dans une communauté de personnes déplacées et exilées. J'ai passé une grande partie de mon enfance et de ma jeunesse, de mon éducation et de ma formation, parmi diverses communautés autochtones, notamment les Maya K'iche' et les Kaqchikel. Cette expérience de vie fait que je me sens, à bien des égards, multiculturelle. Mon identité a été façonnée par diverses racines au sein même des peuples mayas.

Votre engagement s'est-il forgé pendant ces années d'exil? Qu'est-ce qui l’a suscité?

Lorsque nous étions au Mexique et au Costa Rica, de nombreux exilés, surtout mayas, se réunissaient, s’organisaient. Ma mère a commencé à participer à tous ces mouvements de revendication, d'appropriation d’identité, de lutte pour les droits, de dénonciation de la violence qui avait cours au Guatemala contre les communautés mayas.

Elle était militante, j'étais une enfant, je l'accompagnais et j'écoutais les nombreuses expériences racontées par d'autres enfants, d'autres familles, et ce qu'ils avaient vécu, ce qui se passait dans notre pays, je saisissais de plus en plus de choses et j'ai alors commencé à acquérir une compréhension de la culture et de la situation politique.

La vie de ma grand-mère maternelle a également beaucoup influencé ma compréhension de la violence raciale et de genre subie par les femmes autochtones. C’était une femme d’origine maya Ch’orti’ qui a vécu la plupart des discriminations qui pouvaient toucher les femmes autochtones : elle était analphabète, elle avait des traits physiques autochtones très prononcés, elle vivait et interagissait avec tout le monde comme une femme autochtone rurale. Elle a donc subi les affrontements constants, le mépris, était constamment considérée comme une ignorante, tous ces éléments qu'elle a vécus et la façon dont elle a elle-même intériorisé de nombreux aspects du racisme, m'ont fortement marquée.

Votre prise de conscience militante s'est donc faite avec le temps?

Oui, je pense que cela s'est construit progressivement, mes propres expériences familiales et sociales, et l’observation de ce qui se passait dans le pays m’ont conduit vers cela.

Un autre exemple qui m'a beaucoup marqué, c'est ce que j’ai vécu dans les années 90. J'étais alors adolescente et je vivais avec des femmes qui étaient les pionnières du mouvement autochtone de l'époque, qui se battaient pour que l'État reconnaisse les droits des peuples et des femmes autochtones dans le cadre des négociations puis de la signature de l'accord de paix, mais aussi au sein des organisations autochtones, elles exigeaient et luttaient pour l'égalité, le respect et l'égalité pour elles en tant que femmes.

Et elles disaient que si le mouvement maya revendique les droits des peuples, il faut que les droits des femmes autochtones, qui sont celles qui souffrent le plus du racisme, soient également revendiqués, et qu'elles participent aux organisations en tant que leaders, en prenant des décisions, et pas seulement en préparant la nourriture pour les activités. Elles ont fait valoir qu'il n'y a pas d’opposition entre les droits collectifs et les droits spécifiques des femmes. Ils sont complémentaires.

À quel moment vous êtes-vous sentie personnellement impliquée dans cette lutte pour la reconnaissance des droits des femmes autochtones?

Dans la foulée de mon implication dans les organisations autochtones, à l'adolescence, j'ai pris conscience de mes propres origines et de l'héritage que j’avais, non seulement au niveau familial mais aussi au niveau du pays et de la région, et de l'importance de renforcer mon identité en tant que femme autochtone.
Parce que tant qu'on ne donne pas un sens politique à son identité, au contexte dans lequel on subit des agressions, il n'y a pas de mécanisme pour les comprendre, pour les appréhender, pour les combattre. On subit des moqueries, de la violence, et parfois on croit même être responsable de tout cela.

Et quand j’ai commencé à participer à une organisation dans laquelle on m’a expliqué l'origine du racisme, la situation politique du pays, et comment tout cela se construit au niveau des mentalités, alors j’ai commencé à comprendre. Et à me dire que je ne devais pas cesser d'être qui je suis pour être respectée, mais que je pouvais m'affirmer dans ma propre identité et mes propres origines pour pouvoir exister, et aussi pour pouvoir faire avancer le processus d'éradication du racisme. Et cela ne se fait pas seulement individuellement, c'est vrai. C'est là que l'on prend conscience qu'il s'agit de processus sociaux et que cela nécessite un effort collectif. 

À ce moment-là, je me suis réconciliée avec tout ce que je suis, avec mes origines culturelles et politiques, avec mon histoire. Et cela m'a beaucoup aidé à me positionner et à m'affirmer en tant que femme, en tant qu'autochtone, et aussi avec une volonté politique de transformation et de changement.

Quelle importance revêt cette journée internationale de la femme autochtone et que représente pour vous cette journée du 5 septembre?

Le 5 septembre a été créé en souvenir de la reconnaissance de la lutte de Bartolina Sisa, une femme autochtone bolivienne qui s'est battue contre les colonisateurs au 16eme siècle. Dans cette perspective, cette journée souligne la revendication du rôle historique que les femmes autochtones ont joué.

Elle est importante car elle brise l'invisibilité historique qui a été faite de la contribution des femmes autochtones dans les cultures préhispaniques et durant tous les processus de résistance qui ont eu lieu à l'époque coloniale, puis à l'époque républicaine, puis dans le conflit armé interne et dans la construction de la paix. Il montre que, tout au long de l'histoire, les femmes autochtones ont participé à la construction de la science, de la société, de la démocratie, à la défense de leur territoire, de leur autonomie, de leur culture, de leurs droits, de leur corps et à la lutte pour la revendication de ce qu'elles sont.

Et c'est une occasion d’affirmer le rôle des femmes, d'ouvrir des espaces, pour leur permettre de percer, d'élargir leur participation politique et dans de nombreux autres secteurs où leur présence est très rare. Ces espaces s'ouvrent grâce à la force, l'insistance et les revendications des femmes autochtones.

En quoi cette journée est-elle différente du 8 mars, journée internationale des droits des femmes?

Je crois qu'il y a un aspect qu'une journée comme le 5 septembre permet de discuter, c'est que les femmes autochtones, en raison de leurs identités multiples, subissent des préjudices spécifiques. C'est-à-dire le fait d'être à la fois membre de peuples autochtones qui subissent la violence raciale, d'être souvent des femmes pauvres, et d'être rurale dans une société centraliste et urbaine, et en même temps d'être une femme. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'intersectionnalité.

Et cela légitime la nécessité d'ouvrir un espace spécifique pour voir les conditions particulières dans lesquelles vivent les femmes autochtones. Le fait qu'elles appartiennent à des communautés autochtones, à des collectifs ayant une vision et des aspirations particulières du monde, rend également nécessaire que la situation et la condition des femmes soient considérées dans leur contexte propre.

Depuis octobre 2018, vous êtes la coordinatrice du projet DEMUJERES. Comment appréhendez-vous votre rôle?

Fondamentalement, la coordination, c’est l'articulation des talents et des expériences de toutes les personnes impliquées dans le projet. Je pense donc que ma responsabilité est d'essayer d'harmoniser les efforts et aussi les intérêts que les organisations partenaires avec lesquelles nous travaillons veulent apporter, le tout dans le cadre d’un agenda qu'elles ont elles-mêmes défini.

Je m'efforce constamment de faire en sorte que le projet ne se limite pas à la gestion de fonds et à la réalisation d'activités, mais que les orientations que nous donnons aux activités aient un impact allant au-delà de leur simple réalisation.

Nous essayons de faire en sorte que tout ce qui est fait dans le cadre du projet porte des fruits, que cela contribue à une réflexion globale sur la manière dont les femmes autochtones vivent la violence, que cela modifie leurs conditions de vie, non seulement dans les régions où est mené le projet, mais que cela devienne une expérience utilisable partout pour qu'au niveau national les processus changent, les politiques changent, la manière dont les cas sont résolus change, pour qu'il n'y ait plus d'impunité.

Le projet DEMUJERES, mis en place dans trois départements qui comptent une population à large composante autochtone, vise à améliorer l’accès à la justice des femmes et des filles autochtones, et entend renforcer la protection contre la violence basée sur le genre. Pourriez-vous nous parler de « l’approche intégrale », qui est une des spécificités de ce projet?

Les femmes et les filles autochtones nous ont indiqué qu'elles ne veulent pas seulement la condamnation de la personne qui leur a fait subir des violences, mais que ce qu'elles désirent le plus, c’est de pouvoir reconstruire leur projet de vie et elles insistent sur la nécessité de travailler avec les hommes pour promouvoir, au niveau communautaire, des valeurs comme le droit à une vie sans violence et la culture du respect. 

Le projet cherche donc à renforcer les capacités des organisations de la société civile et aussi de certaines autorités autochtones communautaires afin de développer leurs possibilités d’accompagner, d’une manière intégrale, les femmes et les filles qui ont subi des violences de genre, notamment des violences sexuelles.

La façon dont cette approche globale a été promue est que les organisations fournissent elles-mêmes ou coordonnent diverses formes d'accompagnement simultanément : un accompagnement juridique, soit dans le système judiciaire de l'État, soit dans le système judiciaire autochtone; un accompagnement psychosocial pour guérir la violence, à partir d'une approche de psychologie clinique ou selon les perspectives des thérapies de la médecine maya; un accompagnement économique pour que les femmes puissent accéder à l’autonomisation et à l’indépendance car, bien souvent, les femmes qui sont économiquement dépendantes ont plus de difficultés pour s’assurer d'un accès à la justice ou pour briser les cercles de violence auxquels elles sont exposées.

De même, nous cherchons à contribuer au renforcement des masculinités autochtones exemptes de violence, en partant de la vision du monde et des expériences historiques des peuples et des hommes autochtones, car nous devons changer les modèles de masculinité violente qui se sont enracinés à travers les processus de colonisation, de militarisation, le fondamentalisme religieux, le racisme et l'expérience de la soumission dans les grandes exploitations agricoles.

Vous avez évoqué la présence d’un système de justice autochtone, de thérapies issues de la médecine traditionnelle maya, les nécessaires discussions autour des masculinités positives, un sujet que les femmes autochtones pionnières du mouvement ont introduit dès les années 90… Diriez-vous que le projet DEMUJERES est mené selon une perspective autochtone?

Sans aucun doute, nous faisons un effort constant pour intégrer la perspective autochtone. Bien sûr, il s'agit d'un projet qui reprend les lignes directrices de la coopération canadienne, de sa politique féministe, de la manière dont le CECI renforce les droits humains et l'égalité entre les hommes et les femmes et de celle dont ASFC promeut l'accès à la justice, mais nous avons cultivé un espace à partir duquel nous pouvons agencer cela avec les manières de faire des peuples autochtones.

Les organisations partenaires donnent vie à ce projet à partir du point de vue des femmes autochtones et également à partir de leurs propres formes d'organisation autochtone, de sorte que les actions du projet ont réellement un sens, une utilité et portent fruit.

Par exemple, l’implication des autorités autochtones au sein du projet nous a montré que les systèmes d’organisation communautaire ont la capacité d’offrir une durabilité aux processus d'accompagnement des femmes et des filles dans leur recherche de justice et dans la reconstruction de leur projet de vie, en leur conférant un sens qui leur est propre.

En utilisant les langues autochtones dans la communication, les organisations partenaires construisent des messages basés sur l'esthétique et les logiques autochtones. Grâce à la récupération des modèles de culture ancestraux et des connaissances propres aux peuples autochtones, les organisations encouragent l'autonomisation économique des femmes sur la base de leur propre aspiration à retrouver une relation harmonieuse avec la nature.

Et bien sûr, le soutien des professionnels autochtones au sein de l'équipe est essentiel ! Le fait que la majorité de l'équipe soit composée de professionnels autochtones nous aide à maintenir un dialogue constant et vaste avec les organisations partenaires, ce qui nous permet d'être dans le contexte et de nous adapter dans la recherche de moyens de surmonter les obstacles auxquels les femmes autochtones sont confrontées au quotidien et de contribuer à leurs aspirations à une vie pleine et sans violence.


Le projet Droits et justice pour les femmes et les filles autochtones au Guatemala (DEMUJERES) est mis en œuvre par le CECI en consortium avec Avocats sans frontières Canada (ASFC) et bénéficie de l’appui financier du gouvernement du Canada par l’entremise d’Affaires mondiales Canada (AMC).
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